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Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – musique Hussam Aliwat – théâtre Majâz/Collectif et compagnie, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.

Hussein © Alain Richard

C’est un triptyque dans lequel la mémoire collective croise la mémoire individuelle à travers l’histoire subjective écrite par Lauren Houda Hussein et portée à la scène par Ido Shaked. L’auteure et interprète se glisse dans la peau de son propre personnage avec flash-back dans le temps et projecteur sur sa jeunesse. Plutôt narratrice qu’actrice, elle raconte des bribes de son récit de vie, en écho aux drames récurrents objectifs qui émaillent son pays, le Liban, dans une région du monde on ne peut plus sensible et une géopolique depuis longtemps incertaine.

Les deux premières parties de cette histoire ont été écrites en 2021 et 2022 : dans la première, Beyrouth ou bon réveil à vous ! on voyage avec Lauren Houda Hussein au pays de son père, en 2006, à l’aube de ses vingt ans. La narratrice s’apprête à partir à Baalbeck assister au concert de Fayrouz, chanteuse libanaise emblématique qui a bercé sa jeunesse et que sa mère écoutait en boucle sur Radio-Orient, ainsi que sa consoeur Sabah, Oum Kalthoum l’Égyptienne, et Jacques Brel – dont on entend Ces gens-là (création sonore Thibaut Champagne). Mais à la veille du concert, le 12 juillet 2006, éclate à Beyrouth la guerre, nouvel acte du conflit israélo-libanais qui durera trente-trois jours, avec pour déclencheur, des tirs de roquettes et l’attaque du Hezbollah contre une patrouille de l’armée israélienne à la frontière. La narratrice fête ainsi ses vingt ans et son passage brutal à l’âge adulte. Les informations qu’elle suit à la télévision, à Beyrouth, le chef du Hezbollah parti se cacher dans les montagnes, la paix, un concept abstrait, composent son environnement. Elle apprend l’histoire familiale, celle du père, prince sans royaume et de ses sœurs dont l’une est en Syrie, la famille dispersée, en parallèle au contexte politique. Au Liban, même le chauffeur de taxi décrypte vos origines à partir du nom de famille, parmi les dix-huit confessions que reconnaît l’État. Certains s’enfuient, des bombes sont lancées sur les files de voiture. Elle, fait ses adieux à Beyrouth.

La seconde partie, Jérusalem, premiers pas sur la lune, nous mène de l’autre côté de la frontière, en Israël. Quelques mois après la guerre, alors qu’elle est à Paris et qu’elle apprend le théâtre, la narratrice tombe amoureuse d’un apprenti comédien, Hesse, Israélien. Et elle décide de partir avec lui voir l’autre pays, tant côté israélien que palestinien, le pays de l’autre contre lequel le Liban est épisodiquement en guerre. La voici coincée dans un conflit de loyauté et lâchée par son père qui pendant deux ans ne lui parlera plus. Le séjour commence par un interrogatoire serré à l’aéroport Ben Gourion. Elle rencontre la famille de Hesse, doit gérer sa culpabilité et manier la politesse avec virtuosité. Là-bas, les deux acteurs montent Roméo et Juliette, fort symbole. « Vous couchez avec l’ennemi » s’entend-elle dire. Pour elle Jérusalem est arrogante. Elle consulte une psychologue pour tenter de s’apaiser, parle de sa rencontre avec Tel-Aviv qu’elle n’aime pas, apprend à se méfier du moindre mot. Derrière la frontière, la Palestine occupée… À Tibériade, c’était l’abondance avant, et comme un paradis, lui raconte-t-on. Elle visite Saint-Jean d’Acre où elle regarde les oliviers, à perte de vue.

Hussein © Alain Richard

Là, elle commence à s’interroger, constatant que ce qu’elle avait vécu n’existait pas, que tout crie au vol ou à l’usurpation, que tout est orienté vers l’utopie d’un monde nouveau. Elle ne retrouve plus les villages que certains de sa famille ont habité. Alors, comment créer son propre récit ? En chemin, elle parle de l’enfant qu’elle attend et fait le constat d’un incommensurable fossé : « qu’allons-nous dire à cet enfant, est-ce que l’amour est suffisant ? » pose-t-elle. Elle révise dans sa tête le Dôme du Rocher, l’Esplanade des Mosquées, épicentres du conflit israélo-palestinien et bien d’autres sites, s’interroge sur le fantasme ou la réalité, comprend qu’il est temps de se dire au revoir.

Dans la troisième partie, Paris, oeil pour oeil dent pour dent, la narratrice reprenant l’écriture de son récit est envahie par l’image du père et règle ses comptes. Il sait qu’elle écrit son scénario avec à la base, son histoire, leur histoire. Pour pouvoir aller au bout du récit, elle place son père face aux formes de violence perçues dans l’intimité de la maison. « Il faut que je parle de ce que tu ne racontes pas » dit-elle. Et il évoque avec elle les oranges sanguines et le manguier de son frère qu’il leur apprend à arroser, l’olivier planté par le grand-père. « Je creuserai pour trouver la racine. Pour ne pas te ressembler » dit-elle, malgré l’admiration qu’elle nourrit envers lui. Et elle lui reproche tout ce qui a été mis sous le tapis, pour l’épargner peut-être. Il rappelle la guerre civile, elle se dédouane : « Je n’arrive pas à écrire parce que je t’épargne… Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire de pardon ? »  Le 4 août 2020, elle est à Marseille quand elle entend l’information sur l’explosion du port de Beyrouth. Le générique de fin arrive sur l’image d’un panneau de village, en Syrie et des brouillards, sur scène. « Tu fais quoi en Syrie ?  – Je regarde la mer. »

Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, construite en trois parties, nous fait traverser deux frontières et trois pays. La narratrice, Lauren Houda Hussein, en exil à Paris, y dessine le récit de sa vie, piégée dans les conflits interrégionaux et la violence autour de Beyrouth et Jérusalem. Sobrement vêtue de noir, elle est seule en scène et en occupe tout l’espace-avant, avec pour seul accessoire une chaise ; elle se déplace latéralement. L’absence de théâtralisation et le ton de la narration, posent question. Un musicien, Hussam Aliwat, placé sur une large estrade, en hauteur, la suit et l’accompagne au oud et au clavier. Il porte salopette, tee-shirt blanc et bonnet jaune. Chacun opère sur son territoire, les deux ne se rencontrent pas. Quinze projecteurs en fond de scène sont tournés vers le spectateur (création lumières Léo Garnier). Dans la seconde partie, des spots ronds surplombent le plateau, qui font penser à l’éclairage naturel du hammam.

Hussein © Alain Richard

Lauren Houda Hussein, auteure libanaise et Ido Shaked, metteur en scène israélien, ont fondé le Théâtre Majâz en 2009, à Paris. Leur premier spectacle, Croisades, texte de théâtre de Michel Azama, rassemble des comédiens français et du Proche-Orient. Il est joué en hébreu, arabe et français dans différentes villes d’Israël et de Palestine, avant de venir à Paris au Théâtre du Soleil, en 2011. Les Optimistes est le premier texte de la Compagnie, créé en 2012 au Théâtre du Soleil après une longue période de résidence à Jaffa en Israël, et a tourné pendant quatre ans. En 2016, la Compagnie crée Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible en co-production avec le Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, puis elle crée à Toulon, en 2019 L’Incivile, en coproduction avec la Scène Nationale Châteauvallon-Liberté et le Théâtre Joliette à Marseille.

La troupe présente désormais son intégrale de Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, dessinant sa cartographie entre Orient et Occident. Depuis l’écriture de ce texte  la région s’est embrasée, davantage encore. Comme un bateau-ivre le Moyen-Orient est en feu. On tourne en rond dans la géopolitique. Mais qu’ont donc accepté les grands de ce monde en 1948, dans le partage arbitraire du Moyen-Orient et qui ne laisse aucun répit, nulle part dans le monde ?

               Brigitte Rémer, le 3 janvier 2024

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – création musicale et interprétation live Hussam Aliwat – création lumières Léo Garnier – création sonore Thibaut Champagne. Les deux premières parties ont été créées au Théâtre de Châtillon, en novembre 2023.

 Vu le 8 décembre 2023 en intégrale au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, 1 place Jean Vilar/avenue de l’Abbé Roger Derry. 94400. Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – en tournée : intégrales du 12 au 15 décembre 2023 au Théâtre Joliette, à Marseille – le 8 mars 2024 à 19h au Centre culturel Jean-Houdremont à la Courneuve – Le 26 mars 2024, au Théâtre Jean Lurçat, scène nationale d’Aubusson.

Eichmann à Jérusalem

© Pascal Victor/ArtcomArt

© Pascal Victor/ArtcomArt

ou “les hommes normaux ne savent pas que tout est possible”. Texte de Lauren Houda Hussein, mise en scène Ido Shaked.

Créé en 2009 par Ido Shaked et Lauren Houda Hussein, le Théâtre Majâz s’intéresse à l’Histoire et à la mémoire collective, utilisant les archives comme matériau de travail. Son précédent spectacle, Les Optimistes, traitait du conflit israélo-palestinien, non pas sous l’angle de l’historicité mais comme une métaphore.

Pour Eichmann à Jérusalem, la compagnie s’empare des minutes du procès d’Adolf Eichmann, procès qui s’est tenu dans un théâtre de Jérusalem, en 1961, et a duré quatre mois. Ce haut fonctionnaire du Troisième Reich, chargé des affaires juives et de l’évacuation avait signé la mise en œuvre de la déportation et la logistique de la solution finale. Caché en Argentine et ayant échappé à la justice lors du Procès de Nuremberg en 1945, il fut retrouvé quinze ans plus tard, en 1960, exfiltré en Israël, condamné à mort lors de son procès et exécuté. Sa défense reposait sur la notion d’obéissance : « Je ne pouvais pas désobéir… ».

Les minutes du procès sont rapportées dans d’imposants volumes posés sur un bureau, au fond du plateau, elles sont la trame du spectacle. Lauren Houda Hussein a fait un énorme travail pour en prendre connaissance et réaliser un montage. Le langage aride du document original est repris avec simplicité et la parole, sèche, consignée. Ses sources sont répertoriées dans le programme de manière détaillée, donnant l’indication du volume, de la session et de la page. La compagnie s’appuie aussi sur des enregistrements, des écrits, des documents historiques, sur l’interview d’Eichmann dans Life Magazine à son arrivée en Israël, et sur les trois cent cinquante heures filmées lors du procès, même si, dans un parti-pris de mise en scène, aucun document audiovisuel n’est ici présenté. La pensée d’Anna Arendt guide par ailleurs la pensée du spectacle qui emprunte son titre à l’un de ses ouvrages : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, écrit par la philosophe en 1963 après avoir couvert le procès comme journaliste pour le New-Yorker, et qui a fait polémique. Il est aussi donné lecture des lettres qu’elle avait échangées avec Gershom Sholem qui ne partageait pas ses points de vue.

Nous ne sommes pas dans un prétoire et Eichmann n’est pas incarné. Tout juste une photo posée dans un coin. Le texte est réparti entre les comédiens qui jouent, selon les moments, une dizaine de personnages dont de nombreux témoins, passant d’accusateur à défenseur ou à témoin, mais c’est la voix du bourreau, Eichmann, qui est mise en exergue. La parole circule, la trace laissée par les mots est puissante. Ni chercheurs ni historiens, comme ils le rappelaient lors de la table ronde qui a suivi le spectacle, le Théâtre Majâz ne traite pas de la shoah, ni ne résume le procès. Il s’intéresse au potentiel du mal existant chez les humains, à la question de la responsabilité, à celle de l’obéissance. Quelle représentation du mal, donner ? Le metteur en scène a opté pour un plateau nu ou presque, un espace de répétition dans lequel les mots portés par les acteurs sont à la fois des esquisses et des coups de poignard. On y trouve un portant avec quelques chemises blanches, un rétroprojecteur, un bureau et un piano. L’espace est vide et l’idée forte repose sur la mobilité d’un plateau qui oscille, montant légèrement ou s’inclinant, puis redescendant, tels des sables mouvants dans lesquels l’Histoire s’englue, et donnant une idée d’instabilité et de fragilité. C’est la voix du metteur en scène qui ouvre le spectacle parlant du processus de travail, indiquant que le moteur de recherche repose, pour les acteurs et pour lui, sur l’angoisse.

Auschwitz, Birkenau pour les femmes, l’organisation des camps que les acteurs dessinent au sol, est la même que celle d’une grande entreprise où tout est calculé. Les minutes témoignent de cette organisation démoniaque, ainsi que des transports d’enfants et de la collaboration y compris dans les rangs des institutions juives. Le nombre de déportés par pays est éloquent, les témoignages demeurent à vif.

Le Théâtre Majâz – qui signifie métaphore, en arabe – s’empare des témoignages avec intelligence, déjouant les pièges dans lesquels l’Histoire proche et présente auraient pu les entrainer. Cela tient au puissant travail de recherche fait dans les archives et à la réflexion menée par le tandem Lauren Houda Hussein, qui a grandi entre la France et le Liban et Ido Shaked, israélien, dont le geste laisse place à la mémoire, tout en restant théâtre. Ce spectacle, témoignage d’une traversée qu’ils font avec les acteurs du Théâtre Majâz, porte les traces d’un douloureux passé.

 Brigitte Rémer, le 25 mars 2016

Avec Lauren Houda Hussein, Sheila Maeda, Mexianu Medenou, Caroline Panzera, Raouf Raïs, Arthur Viadieu, Charles Zévaco – dramaturgie Yaël Perlmann – lumière Victor Arancio – son Thibaut Champagne – costumes Sara Bartesaghi Gallo – Scénographie Théâtre Majâz avec l’aide de Vincent Lefevre – assistanat mise en scène Clara Benoit-Casanova.

Du 9 mars au 1er avril 2016, Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. 93207. Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00.